Les hommes avaient face à eux une sauvage


En chemin vers de lointaines contrées pour honorer son union avec le prince, le bateau de Capucine fut pris dans une tempête déchaînée. Les vents, d’une violence sans pa- reille, déchiraient les voiles telles des griffes acérées, les va- gues mordaient la coque au point de l’anéantir. Le paquebot succomba, entraînant tous les passagers avec lui. La jeune fille fut l’unique survivante. Après avoir dérivé une journée entière, désespérément agrippée à un morceau de bois, elle échoua sur une île.

L’île était recouverte de végétaux comme jamais elle n’en avait vu. La jeune femme fut submergée par les couleurs qui l’en- touraient. Un sinople puissant recouvrait la plupart de l’île, dans lequel dénotaient du vermeil et de l’écarlate vif accom- pagnés d’azur et de safran somptueux. Dans une eau d’une clarté époustouflante circulaient paisiblement des poissons. Des animaux vivaient dans tous les recoins de ce sanctuaire. Certains étaient grands et majestueux, d’autres petits et agiles. Une douce odeur lui caressa les narines. C’était une odeur qu’elle n’avait jamais rencontrée : paisible, chargée de fleurs et de bonheur. Au loin, elle entendait le gazouillis d’oiseaux. Elle les aperçut prendre leur envol, comparables à des anges, leurs ailes recouvertes d’un jaune or et leur corps d’un bleu roi tacheté de nuances orangées.

Étendue dans le sable fin, elle se sentait bien. Comme enve- loppée dans un cocon. Elle sentait la caresse du vent sur son corps détendu. Celle La caresse des vagues qui s’échouaient doucement contre ses pieds. Toute l’île semblait sortir d’un autre monde, un monde magique aux couleurs éclatantes. Capucine crut pendant un instant être au paradis. Elle sentit une feuille s’échouer doucement contre ses seins. Le retour à la réalité fut brusque. Se rendant compte de sa nudité hon- teuse, elle se dirigea avec hâte vers la forêt et s’emballa d’une grande feuille de palmier.


Les jours passèrent et la jeune fille s’appliqua à retrou- ver la vie qu’elle avait perdue. Capucine regrettait son ancien royaume. L’île était dotée de nombreuses caractéristiques idylliques, mais il lui en manquait une, la plus importante à ses yeux : la présence de l’homme. Rien n’y avait été modifié, défini ou adapté par son espèce. L’île était un exemple parfait de nature à l’état pur, de liberté. Or la jeune femme désirait plus que tout au monde retrouver ses semblables.

La réputation de Capucine avait traversé les royaumes. Sa beauté et sa sagesse étaient considérées comme les qualités de l’épouse idéale. Elle était effectivement d’une profonde gen- tillesse et d’une éducation excellente, qui la rendait capable de recoudre les vêtements, de s’occuper parfaitement des fu- tures progénitures ainsi que d’avoir une conduite des plus convenables. Elle était aussi dotée d’une intelligence et d’une compréhension qui lui permettraient d’écouter et de soutenir comme il le fallait son futur époux.

Quelques mois auparavant, il avait été décidé qu’elle épou- serait le fils d’un souverain puissant avec qui son père dési- rait faire affaire. Elle l’avait compris et accepté sans poser le moindre problème. Le prince était d’ailleurs un excellent par- ti, qui lui assurerait un futur agréable.


Sa mère lui ayant appris à être belle, elle avait toujours prêté une grande attention à son apparence, ne laissant jamais rien au hasard. Elle s’attela à se confectionner des parures dignes d’une jeune fille de son rang. Le seul objet qui l’avait accompagnée sur l’île était un petit éclat de miroir, qu’elle gar- da précieusement auprès d’elle.

Ses somptueux colliers furent remplacés par des lianes en- trelacées auxquelles elle avait accroché les plus belles fleurs de l’île. Un oiseau de paradis et une rose de porcelaine en étaient les pièces maîtresses. Elle en réalisa aussi quelques uns où elle remplaça les fleurs par des coquilles St Jacques, bulots ou couteaux. Des fleurs d’hibiscus ornaient ses cheveux en guise de broche. La création de robes fut plus laborieuse. Elle parvint à faire tenir différents feuillages grâce à des lianes sur lesquelles elle plaça des fleurs d’ixora rouge et d’anthurium.

Pour le maquillage, la jeune fille dégota un ilex verticillata, dont les baies étaient écarlates. Elle s’en étala sur les lèvres et les joues, de manière à se donner meilleure mine. Pour- tant, après quelques minutes, sa peau se mit à brûler si fort qu’elle dut la rincer. Cette mésaventure la poussa à abandon- ner l’étape du maquillage dans sa mise en beauté quotidienne.


Son père lui ayant appris à être faible, elle avait pris l’habitude de ne pas se risquer hors de la demeure familiale et à ne jamais s’éloigner bien longtemps des hommes chargés de sa protection. Elle s’installa donc dans une grotte non loin de la mer et ne s’aventura jamais vers le centre de l’Île.

La grotte était étroite et sombre, une désagréable odeur d’hu- midité y régnait. La jeune fille y empila des feuillages secs de manière à se confectionner un semblant de lit. Elle se sentait incapable de chasser, et elle ne s’alimenta donc que des baies et des fruits qu’elle débusquait à proximité de la grotte.

Lors de sa première nuit sur l’île, elle entendit des animaux chasser. Cela lui occasionna une peur bleue. Elle ne savait pas quoi faire pour se protéger de ces bêtes sauvages.


Cette nuit-là, dans ses rêves, elle revit son père parler de la chasse. Il expliquait comment ils avaient vaincu le loup qui sévissait auparavant dans leur royaume, grâce au feu. Quand le soleil fut levé, elle chercha des branchages ainsi que deux bouts de bois. Elle les frictionna énergiquement l’un contre l’autre, durant un long moment, mais le feu ne vint pas. Ses mains étaient écorchées et la faisaient souffrir. Elle déclara forfait.

Épuisée, tétanisée par la peur d’une rencontre nocturne avec l’une des bêtes, elle s’endormit. Elle passa une nuit horrible, pleine de cauchemars brouillés où sa famille mêlée à des bêtes monstrueuses qui s’attaquaient sauvagement à elle.

Le lendemain matin, lors de sa récolte de baies, elle remarqua que de la fumée s’échappait de l’entrée de la grotte. Elle se ren- dit compte ahurie que les branchages qui confectionnaient son lit avaient pris feu. Impuissante, elle assista à la destruc- tion de son refuge. Quand enfin le feu s’arrêta, elle comprit que la cause de cet incendie était la réflexion d’un rayon de soleil sur le fragment de miroir qu’elle avait conservé. Heu- reusement, l’intérieur de la grotte n’avait pas été complète- ment détruit. Le feu était venu à elle.


Les semaines passèrent et la nourriture à proximité de la grotte vint à manquer, ce qui obligea la jeune fille à s’aven- turer plus loin. Alors qu’elle récoltait des baies de goji, choi- sies pour leur couleur rouge qui les rendait des plus appétis- santes, ainsi que des baies de genièvre, d’une couleur mauve inspirant confiance, la jeune fille sentit tout à coup le sol se dérober sous ses pieds. La douleur de la chute fut si intense qu’elle en resta inconsciente quelques temps.

Quand enfin elle se réveilla, elle se rendit compte qu’elle avait atterri dans une fosse. Sa jambe la faisait souffrir dès qu’elle prenait appui dessus mais elle tenta tout de même de s’agrip- per aux racines pour s’extirper du fossé, en vain. Résignée, elle finit par accepter l’idée qu’elle ne pourrait sortir. Alors que ses forces commençaient à l’abandonner elle repensa à son père. Elle devait faire attention, elle n’était pas armée pour se sortir de situations délicates. Elle revit aussi sa mère, qui acquies- çait doucement. Elle se demanda pourquoi elle acceptait si facilement de ne pas survivre.

Prise d’un élan de colère, elle tenta une nouvelle fois d’esca- lader la paroi boueuse de la crevasse. Des racines la recou- vraient, tels des doigts crochus. Elle s’y agrippa fermement et réussit à s’élever pratiquement jusqu’en haut. Atteignant la dernière racine, elle s’y accrocha, mais celle-ci se déterra, en- trainant Capucine dans un effondrement violent. Des racines l’agrippèrent, arrachèrent ses vêtements. Elle se retrouva nue, allongée sur le sol et prise d’une douleur de plus en plus in- tense dans la jambe. La colère ne l’avait pas quittée, contre son père, contre sa mère, contre elle-même. Plus la douleur se faisait forte, plus la colère grandissait en elle. Elle se remit à se soulever, se traîner, pousser, se battre, pour survivre. Cette fois-ci, elle arriva à s’extraire.


Le lendemain elle dut repartir à la recherche de nourri- ture. Dans la forêt, elle tomba nez à nez avec un arbre dont les fruits étaient bleus et rouges. Le mélange des couleurs pro- duisait des taches améthyste à certains endroits. Ils avaient la forme d’un ovale allongé, lisse, presque brillant. Elle en attrapa un, Il avait l’air juteux et plein de saveurs. Elle avait démesurément envie d’y goûter, et croqua dedans à pleines dents. Le jus dégoulina entre ses lèvres. Le goût lui procura un plaisir comme elle n’en avait plus ressenti depuis qu’elle était arrivée sur l’île.

Une bouffée de chaleur traversa son corps, un sentiment de bien-être la remplissait. Exaltée, elle en attrapa quelques-uns et repartit vers la grotte. Plus elle avançait, plus elle avait l’im- pression de flotter. Comme si quelque chose l’enveloppait. Les couleurs autour d’elle semblaient plus vives qu’elles ne l’avaient jamais étées, tout était si beau ! Elle se sentait bien.

Tout à coup, un singe apparut devant elle. Les animaux étant craintifs, elle n’avait jamais été si proche de l’un d’eux. Elle s’extasia devant sa beauté, une crinière orange et vive entou- rait son visage et descendait le long de ses pattes. Ses yeux ronds la fixaient intensément. Ils restèrent là, durant de lon- gues minutes, à s’observer avec beaucoup d’attention.


Les couleurs de l’animal se transformèrent. Elles étaient maintenant indescriptibles. Il se mit à grandir jusqu’à la sur- plomber de quelques centimètres. Elle leva la tête au rythme de son ascension, ébahie par ce qui se déroulait sous ses yeux. Lentement, son corps se modifia, en changeant ses propor- tions, jusqu’à devenir un gigantesque félin. Une panthère aux couleurs irréelles qui écrasa violemment sa patte contre le corps engourdi de Capucine. Elle fut plongée dans un noir mordant.

Le sentiment de bonheur qui l’avait remplie jusqu’alors se transforma en mal-être. Des formes nébuleuses s’agitaient de- vant ses yeux, des cris de colère qui la terrifiaient semblaient retentir de tous cotés. Il lui sembla reconnaître son père qui gesticulait agressivement en direction d’une ombre sur le sol. Celle ci prit lentement la forme de sa mère. Recroquevillée à même le sol, son visage si doux semblait maintenant empli de souffrance.

Soudain, l’ombre de son père fouetta avec violence sa mère, dont la silhouette vola en éclats. Des masses noires accompa- gnées de hurlements stridents se mirent a tourner avec une rapidité déconcertante autour du corps de Capucine. Englo- bée, ses vêtements partirent en fumée. Elle s’écroula sur le sol hurlant de douleur.


Quand elle ouvrit les yeux, il faisait nuit noire. Elle resta quelques instants à observer les étoiles. Elle revoyait sans cesse l’image de sa mère voler en éclats. Une étoile filante traversa le ciel, elle ne fit pas de vœu. Les heures passèrent, elle n’esquissa pas le moindre mouvement. Des pas feutrés arrivèrent à son oreille, presque indiscernables. Elle leva la tête. Ses yeux se plantèrent dans ceux d’une bête sauvage. Son regard émeraude était agressif. Elle s’approcha lentement, en grognant doucement. Capucine ne bougea pas. Elle n’avait pas peur. Il n’était maintenant plus qu’à un mètre d’elle. Il ru- git, se préparant à bondir.

Elle se leva en ramassant une lourde pierre qui était à ses pieds. Son regard était toujours accroché à celui de la bête. Elles n’étaient plus qu’à quelques centimètres l’une de l’autre. Le fauve émit un deuxième rugissement. Capucine souleva la pierre. Avec fracas, elle l’écrasa avec violence sur sa tête. Qui explosa.

Deux nébuleuses humaines se mirent à tournoyer douce- ment. Elle s’évaporèrent dans le ciel qui surplombait la jeune fille de son bleu de minuit. Du sang dégoulinait le long de son visage et de son corps. Elle s’allongea à nouveau, les yeux ri- vés vers les étoiles. Elle était immobile, détendue. Elle n’aurait plus peur. Elle avait été capable.



Ils étaient sur ce bateau depuis bien trop longtemps. Ils étaient affamés, assoiffés, exténués. Ils aperçurent une île. Une île aux couleurs somptueuses, qui semblait pleine de tranquillité et de sérénité. C’était une bénédiction. Ils mirent le cap droit dessus.

Arrivés sur la plage, les hommes fêtèrent leur découverte. Le soleil laissa peu à peu place à la lune. Majorelle, auréo- lin, tangerine, amarante; dans des couleurs transcendantes, une ombre s’avança. Ils l’observèrent. Les bruits des réjouis- sances furent remplacés par le lourd silence de l’île. L’ombre s’approcha du feu. Entre les crépitements des flammes, elle devint humaine. Personne ne prononça un mot. Les hommes avaient face à eux une sauvage. Elle était à moitié vêtue, une peau de bête encore tachée de sang dissimulait son sexe, ses seins laissés à la vue de tous. Tout son corps était recouvert d’une matière organique au- burn, mélange de boue et de sang. Ses cheveux emmêlés ca- chaient la plus grande partie de son visage. Elle serrait avec force une pierre aussi tranchante que la meilleure de leurs armes. Son regard était aussi apaisé qu’il était dur. Le silence fut brisé par un grondement qui aurait glacé le sang du plus brave.


Un rugissement, qui sortait des entrailles de la terre.







peintures :
série
Acrylique, gouache, aquarelle, encre de chine A5
Papier
photographie :
internet